Hier matin…

je passe toujours par la draille pour partir d’ici ; cela m’évite le feu tricolore du hameau, les 4 gendarmes couchés – une plaie- et, à certaines heures : de H moins quinze à H plus quinze, aux heures d’entrée et de sortie de l’école, les pipelettes amenant ou venant chercher leur(s) enfants , et qui considèrent – et font comprendre – que la rue leur est dédiée et due… 

Bref, je passe donc par la draille, qui m’évite tout ça , et qui, comme chacun sait est, depuis un mois le repaire d’un butor ; or, – ça rime -, ce matin, en passant sur ladite draille, traverse, juste devant la voiture, le butor, à pattes, pour une fois pressé, tenant dans son bec …un serpent !

j’ai toujours l’appareil prêt, mais là, rien à faire ; désappointement ! …cogitations : il fait très beau, si ça se trouve , les couleuvres sortent…

Un peu après midi, malgré l’improbabilité de la répétition de cet événement, je m’installe, à l’angle des deux fossés de roseaux où il se tient depuis quelques semaines. Il y a là une borne en pierre qui fait bien mon affaire : en m’allongeant contre la pente du fossé et en m’appuyant contre elle, en me recouvrant de mon filet, je suis comme un pape, et je peux tenir une heure ou deux…

L’attente commence, trois voitures passent sans me voir ; la quatrième – une voisine – ralentit, intriguée ; je luis fais signe de poursuivre, elle comprend. 

« Un certain temps » se passe…

Je commence à entendre un bruit étrange – il faut savoir que j’entends mal , les oreilles multi-perforées pour cause d’otites lorsque j’étais gamin et pas d’antibiotiques… mais je l’entends de plus en plus : ça « grommelle » ; j’ai entendu ça dix fois sur internet, jamais « live » ; ça ressemble un peu au borborygme des blongios : le butor ! pas son chant d’avril, la corne de brume entendue mille fois, non, une sorte de réflexion profonde et plutôt pessimiste sur l’avenir de l’Humanité – aviaire comprise !

Du Rocard sans décodeur…

Donc, j’en suis certain, c’est bien lui… et il s’approche, de l’autre côté du petit talus ; il s’approche tellement que je commence à entendre de petits craquements de roseaux, et pour que j’entende ça, il n’est vraiment pas loin ! je suis prêt à appuyer ! j’ai tiré un trait sur le serpent dans le bec , mais ça peut faire une photo étonnante lorsqu’il va sortir !

30 secondes ou 3 minutes, je ne sais pas ; un petit bruit de roseaux sur ma droite : je tourne la tête pour le voir sortir à moins de deux mètres de mes chaussures ! il est aussi stupéfait que moi :il ne peut pas faire demi-tour : l’étroitesse du passage, et pas non plus faire marche arrière, probablement à cause du sens des plumes….

garde-à – vous !

le bec en l’air…

Nous nous regardons droit dans les yeux ; il a l’iris des yeux rouge, ce qui , d’après certains spécialistes est le signe d’une souche helvète : je n’en sais vraiment rien , et d’ailleurs… je ne peux rien faire : beaucoup-beaucoup trop près pour mon 400 ; ça se bouscule dans ma tête : pas beaucoup d’options, il ne me laisse pas le temps de spéculer et s’envole : j’appuie, mais c’est désespéré…et nul au résultat ;

il ne m’en a pas gardé rigueur : il était à nouveau sur zone en fin d’après-midi !

Il n’empêche : nous devons être des milliers à avoir tenté l’approche d’un butor ; combien de butors ont réussi l’approche d’un humain ?

Quelques mois plus tard, il avait retrouvé « son » butor mort au bord de la route voisine, désarticulé, probablement victime d’une collision avec une voiture ou un camion.

Il l’avait récupéré, pesé, plumé en cinq minutes alors qu’il faut une bonne heure pour un héron cendré ou un pourpré. Son espoir était de récupérer quelques plumes décorées des fameuse étoiles.

A sa grande surprise, il n’y avait aucune plume étoilée! Il lui avait fallu se rendre à l’évidence car il l’avait bien vu « étoilé », et de près! c’était la juxtaposition du motif de certaines plumes qui lui conférait cet aspect si singulier.

Quelques semaines plus tard, il vit au même endroit un jeune butor de trois ou quatre mois qui le consola un peu de sa macabre découverte: avant de mourir, son butor avait probablement eu le temps de faire son devoir de butor en contribuant à la survie de l’espèce…

in « Emgie, Derniers Oiseaux »Textes et photos de G.ROSSINI 2019