Le Butor étoilé est mythique à plusieurs titres : rien que son patronyme lui ouvre la porte du firmament…
d’un ciel constellé ou de tables gastronomiques haut de gamme. Mais il a mérité cette récompense d’appellation: son plumage est l’un des plus beaux de tous les hérons et même de tous les oiseaux et son comportement est proche de l’exact inverse de celui de tous les chefs étoilés: très discret, voire secret, il fuit Hommes, bêtes et congénères. L’adage « pour vivre heureux vivons caché» semble lui avoir été dédié et, lorsqu’il est immobile, surpris par un intrus malgré son infinie prudence, le bec au ciel et le regard par dessous, il faut vraiment que les yeux du photographe tombent dessus pour le voir: son mimétisme est un cas d’école dans la nature: aux roseaux il ressemble, dans les roselières est sa Vie.
Patrick avait donc eu sa période «butors». Il lui avait fallu les chercher, les localiser … et les photographier, ce qui n’était pas le plus compliqué.
Une fois connues ses habitudes. Le plus compliqué avait presque été de déjouer la surveillance de quelques confrères soucieux de s’économiser les phases fastidieuses et à leurs yeux improductives de l’attente et des observations. Comme il y passait des heures par dizaines voire par centaines, les résultats étaient forcément au rendez-vous, ce que supposaient à juste titre les amateurs pressés.
Cela n’aurait eu aucune importance sans l’aspect farouche de l’oiseau: la moindre contrariété pouvait parfaitement l’inciter à décamper sans préavis pour ailleurs, plus loin, à deux cents mètres ou cinq kilomètres et tout était à refaire. Au printemps, l’affaire était différente: matin et soir, durant des heures il cornait avec une régularité étonnante de ce son si surprenant qu’il partage dans l’esprit avec le grand-duc, la hulotte et le plongeon arctique. Ce n’est pas un chant, loin s’en faut, c’est un appel destiné à ce qu’aucune femelle n’ignore sa présence, et probablement à ce que d’autres mâles – qui font la même chose- passent leur chemin. C’est en fait une expectoration d’eau volontairement avalée qui se traduit par un bruit trés puissant et sombre de corne de brume. Donc, ceci une fois dit, les choses paraissent toutes simples: il suffit d’écouter, et d’approcher petit à petit…
Hélas! le butor a plus d’un tour dans son sac! et plus d’une fois, Patrick, certain d’être parvenu à moins de vingt mètres estimait quasiment certaine la probabilité de parvenir à le prendre.
Et neuf fois sur dix, soit en se taisant, soit en se déplaçant de dix mètres -mais comment sans être repéré ?- le butor esquivait la manoeuvre et disparaissait ou tout comme. Et tout était à refaire!
Il faut ajouter que durant des décennies, le butor s’était forgé une inimitié farouche des chasseurs.
Comme il se nourrit de poissons, d’écrevisses, de sangsues et autres vivants aquatiques, ce n’était pas la raison de la haine; mais en certaines régions, on chassait bécassines ainsi que certains limicoles et canards ou ralidés au chien d’arrêt. La bécassine, arrêtée par un chien a le réflexe de s’enfuir, ce qui la sauve souvent et lui coûte la vie parfois. Lorsqu’un butor est pris par un chien pour ce qu’il est, c’est à dire un oiseau il se comporte selon son habitude ou son envie du moment: il s’envole ou décide d’affronter le danger. Le chasseur lui, ignore si c’est une bécassine un butor ou autre, et, informé par son chien, se prépare à tirer. Mais ça ne se passe pas tout à fait aussi simplement: confronté au chien le butor attaque et il a ceci de commun avec tous les hérons et les chouettes d’attaquer très précisément les yeux… avec une précision et une efficacité redoutables. Si bien qu’un très grand nombre de chiens de chasse ont terminé borgnes leur carrière, leur maître rendu furieux par cette «sauvage agression» se vengeant à la première occasion!
En Camargue et en baie de Seine, les chiens de chasse ont payé durant des décennies un lourd tribut à la présence des butors, et les butors un lourd tribut à la bêtise des chasseurs.
Durant plusieurs années, captivé par le héron étoilé, Patrick en avait fait un de ses sujets favoris: avec le martin-pêcheur, l’épervier et les nocturnes il occupait largement ses journées et notait tout.
Au cinquantième butor, il devint moins assidu à ses notes mais le photographiait toujours avec plaisir.
Et par conséquent, les sorties «oiseaux» avec Emgie étaient toujours enrichies de l’espoir de voir un butor. Elle avait une douzaine d’années et en avait observés à deux ou trois reprises lorsqu’il lui avait un jour proposé une sortie « spéciale butor». Il était à peu près sûr de son coup puisqu’il voyait l’individu presque chaque jour et elle très excitée car un copain de collège dont le père faisait de la photo animalière lui avait confié que son père cherchait vainement depuis des années à lui en montrer un.
Comme souvent en pareil cas, le butor refusa de se montrer, et il fallut toute l’obstination de Patrick et le dépit d’Emgie pour qu’enfin, une demi-heure avant le coucher du soleil et après trois tentatives et deux bonnes heures d’attente le bec apparaisse en lisière des roseaux…
Il avait validé qu’elle le voyait bien dans ses jumelles et ils avaient échangé leur matériel;
l’appareil était un peu lourd pour elle, mais en posant l’objectif sur le bord de l’observatoire, elle parvenait à mettre au point. Le butor avait poussé la complaisance jusqu’à venir vers eux durant une dizaine de mètres en lisière des roseaux, pêchant avec une apparente insouciance…
Elle avait fait une vingtaine de belles photos dont elle s’était empressée d’envoyer quelques-unes le soir même au fils du chercheur de butor…
Le lendemain matin au collège, elle avait eu l’occasion d’apprendre qu’il y a des cas où on fait mieux de se taire: le père du copain avait émis de très gros doutes, repris goguenard par le copain probablement un peu jaloux.
Mais l’épisode avait laissé des traces et elle avait ainsi commencé à porter intérêt à la photo d’oiseaux…
in « Emgie, Derniers Oiseaux », textes et photos G.ROSSINI 2019